« Je préfère ne pas entrer dans les trucs trop personnels qui ne regardent personne, mais plutôt parler de mon journal, de mon métier et de sujets qui m’intéressent », prévient d’emblée la journaliste. Elle aime voyager, elle aime écrire. Elle aime raconter ce qu’elle a vécu.


Colette Braeckman rencontre tout le monde, confronte toutes les version sur le terrain. © DR


Alors, elle raconte. Que, d’Asie en Afrique, ça fait une vie qu’elle empoigne la réalité qu’elle voit sur le terrain, récolte des témoignages et rapporte les choses comme elles se passent. « Je ne fais pas des articles idéologiques ou militants, j’expose des faits, avec honnêteté. On ne peut pas m’empêcher de raconter et les faits parlent d’eux-mêmes. » Les gens en tirent
leurs conclusions. « Le Soir est indépendant et fait confiance à ses journalistes », précise Colette Braeckman. Pour mériter cette confiance, sur le terrain elle rencontre tout le monde, confronte toutes les versions, vérifie, retourne, enquête, écoute, interroge, tout en profondeur et sans conclusion hâtive.
Elle raconte qu’en 1984, au Pendjab, lors de la révolte des sikhs, elle a mis un foulard, une robe ample et est passée inaperçue, dans un bus de civils, devant les hommes affublés de leur gilet « PRESSE » pour s’infiltrer jusqu’au Temple d’Or, à Amritsar, assiégé par l’armée indienne, et réaliser son reportage depuis l’intérieur. Si les femmes font ce métier
de journaliste, c’est qu’elles sont déterminées et autant endurantes, selon elle. « Elles font parfois preuve de plus de diplomatie. Moi, ça m’a toujours plutôt servi d’être une femme. »

« La seule chose, c’était écrire tout de suite ce que j’avais vu pour empêcher les menteurs de prendre le pouvoir trop vite et raconter une histoire biaisée »

Beaucoup de curiosité, un peu d’individualisme

À ses yeux, la qualité principale du journaliste est la
curiosité, l’ouverture d’esprit. « Avec une disponibilité et un certain individualisme qui se mêle au sens du travail d’équipe, à la solidarité. »
À condition de mettre ses émotions sous le boisseau. En rentrant du Rwanda, en avril 1994, après avoir couvert le génocide, c’est en relisant ses propres articles dans le journal qu’elle laisse enfin couler ses larmes. « Je réalisais que j’avais vraiment vu toute cette horreur. » Que faire, se demande-t-elle ? Adopter un enfant ? « La seule chose, c’était écrire tout de suite
ce que j’avais vu pour empêcher les menteurs de prendre le pouvoir trop vite et raconter une histoire biaisée
».
Mission accomplie : Colette Braeckman les a pris de vitesse en publiant Histoire d’un génocide, le premier livre en français relatant la tragédie rwandaise et pointant la responsabilité de la France. Car elle a été plusieurs fois là-bas avant 1994.
« J’ai vu les Français former et entraîner les Rwandais. Pendant le génocide, j’ai vu des Français aider les génocidaires, je l’ai vu de mes yeux. Pendant l’opération Turquoise, l’intervention militaire française dans le sud-ouest du Rwanda, après le génocide, j’ai vu les Français laisser passer l’armée rwandaise, battue par Kagamé, vers le Congo et l’escorter avec leurs armements lourds. J’étais là, je l’ai vu. J’ai dit au journal : les Français sont complices des génocidaires parce que je l’ai vu ! » Ce qui fut ensuite confirmé par les témoignages, des enquêtes et des rapports supplémentaires.

Alors, cette grande multilingue avoue que ce qui la trouble toujours, c’est lorsque, même des années plus tard, on l’informe qu’elle a été la première à témoigner et que cela a provoqué telle ou telle décision politique. « Je me dis que cela a servi à quelque chose. Oui, ce sont surtout les témoignages des gens qui me touchent beaucoup. »

L’homme qui répare les femmes

Elle raconte aussi son ami, le docteur Mukwege, « une personnalité exceptionnelle et fascinante. Cet homme m’a marqué par sa bonté. On se parle moins depuis qu’il est prix Nobel » (en 2018). Cette reconnaissance l’aide pour recueillir des fonds pour son hôpital de Panzi, au Sud-Kivu, et porter la voix des Congolais partout dans le monde en dénonçant
les agressions, le pillage, les viols, les guerres. « Et surtout l’impunité dont bénéficient tous ces chefs de guerre. Mais est-ce que le monde veut l’entendre? Je me demande s’il n’y a pas un ordre du monde plus grand… Les intérêts de ces grandes sociétés qui s’emparent des ressources du Congo sont beaucoup plus puissants que la voix de la population, interprétée par le docteur Mukwege ».

Avec son ami, le docteur Mukwege. © DR

Elle raconte la RDC, toujours sous embargo sur les armes, alors que ses voisins reçoivent ou achètent toutes les armes qu’ils veulent. « Et vingt ans après, on pleure parce que la guerre continue ! » Ceci dit, le Rwanda – quelque part intermédiaire dans cette exploitation des ressources de l’Est du Congo grâce à une espèce de régime d’exception et à sa diplomatie aussi active que persuasive – est maintenant soumis à des pressions puisque l’ONU a dénoncé sa présence militaire dans le Nord Kivu. « Les voleurs sont pris la main dans le sac et on peut enfin le dire, mais il reste à agir ! L’Afrique, c’est loin ! »

Dans ces pays d’Afrique centrale où tout pousse partout, les gens vivaient en harmonie, au jour le jour. Tout a basculé au XIXe siècle lorsque l’Europe a eu besoin des colonies pour asseoir sa puissance en exploitant les ressources africaines, et les travailleurs. Si l’esclavage a été aboli, « Madame Colette » comme absolument tout le monde l’appelle au Congo, reconnaît qu’il y a certainement eu des cas d’autorité excessive, d’exploitation économique, de travail forcé.

« Le système colonial était globalement injuste, et la revendication de l’indépendance légitime. »

Elle raconte qu’en revanche, quelque chose est en train de se passer actuellement et qu’elle a beaucoup d’espoir dans la toute jeune génération. « Des mouvements citoyens incontrôlables surgissent au Congo, au Congo Brazzaville, au Mali, au Niger, au Burkina Faso et dans plusieurs autres pays africains. »

On est un peu les mêmes

Elle raconte que, toute jeune journaliste, lors de son premier voyage au Congo elle a été frappée par l’incroyable influence belge, « une convivialité typiquement belge que je ne retrouvais pas du tout dans l’Afrique colonisée par les Français ». Ce même sens de l’humour, les mêmes blagues de ceux qui se comprennent au quart de tour. « Les Belges n’ont pas le côté hautain de certains autres coloniaux. Ils ont une gentillesse bon enfant, peut-être paternaliste, ils étaient gentils avec leurs amis congolais. » Elle dit que la gentillesse, justement, est la qualité qu’elle préfère.

A-t-elle envisagé de s’installer définitivement au Congo ?
« Non, parce qu’il y a vingt ou vingt-cinq ans, la société était très clivée. Je n’avais pas envie de vivre du côté des expatriés, avec chauffeur, piscine et cuisinière. En même temps, vivre dans la cité comme les Congolais, je n’en avais pas envie non plus. »


Sur les routes du Congo. © DR

Uccloise depuis toujours, pour toujours

Parce qu’il y a Uccle, à Calevoet d’abord, au centre maintenant. Tout à vélo, des courses rue Vanderkindere, « il y a tout », au marché « incontournable » du dimanche place Saint-Pierre. « J’adore ! La seule chose que je regrette c’est qu’il me semble qu’Uccle s’éloigne un peu de Bruxelles-Ville. Sans doute à cause des problèmes de circulation, mais les huis clos ont tendance à se ressentir un peu. »
Colette Braeckman, jamais la dernière à organiser des fêtes ni à y participer, est aussi l’active présidente du Conseil Consultatif de la Solidarité Internationale, qui prend acte des initiatives de solidarité, voit comment la commune peut aider, donner plus de visibilité ou apporter un soutien matériel. Cette année, le défi était l’aide aux Ukrainiens.
Et elle raconte encore que « les citoyens ont été remarquables, il y a eu une mobilisation citoyenne importante. C’est très belge aussi ce côté pragmatique, une solidarité très concrète. »
Elle pourrait raconter des jours et des nuits, tant elle en a vu et entendu. Toujours comme s’il n’y avait eu aucun souci pour elle – comme une baroudeuse chante Hakuna Matata
à son retour d’expéditions. Et plutôt là où les autres ne mettraient pas un orteil. Au point que, dans les années 1980, Yvon Toussaint, grand rédacteur en chef du Soir, confiait :
« J’ai une rédaction composée quasi uniquement d’hommes. Et la seule qui a des couilles, c’est Braeckman. » Madame Colette.

À lire :

Le carnet de Colette Braeckman : www.colettebraeckman.lesoir.be
Le cri muet des collines, ouvrage collectif (Couleur livres).

Rwanda, histoire d’un génocide (Fayard). L’homme qui répare les femmes (Renaissance du Livre).

Terreur africaine: Burundi, Rwanda, Zaïre : les racines de la violence (Fayard).