Plus jeune meilleur sommelier de Belgique à 24 ans, Éric Boschman se dédie à la gastronomie, aux médias et à la scène. Un savoureux cocktail qui l’a conduit de son terroir hennuyer aux pavés du Parvis, en passant par les planches d’Avignon avec son wine-man-show® à déguster sans modération. Prochaine étape : la création d’un vignoble dans son village natal, histoire de planter des pieds de vigne en forme de pied de nez à la vie. Et à la mort.Philippe Berkenbaum

A l’approche de la soixantaine, Éric Boschman passe par une phase d’introspection. En mode « Qui suis-je ? » plutôt qu’« Où vais-je ? » – il a une vision claire de ses projets pour la prochaine décennie. Mais il vient de vivre un drame, le décès de sa maman d’un long cancer. Une perte immense, confie-t-il, assortie d’une reconnaissance éternelle pour tout ce que cette « femme exceptionnelle » leur a apporté, à son frère Alain et à lui.

« Elle a eu une force hallucinante, elle est restée drôle et pétillante jusqu’à la fin, lui rend-il hommage. Nous avons alors compris ce que nous lui devions, ce que nous tenions d’elle. Elle avait un charisme, une faconde, une tchatche incroyable. Parler aux gens, raconter des histoires, c’était son truc. J’ai toujours cru que je ressemblais plus à mon père et c’était certainement vrai physiquement. Mais c’est ce qu’elle m’a inculqué l’air de rien, sans le dire. On a été biberonné à cela. »

Claudine Fabre n’était pas une artiste, elle était restauratrice. Aux commandes, avec son mari Jacques Boschman, du réputé Granryeu à Grand Rieu, au fin fond du Hainaut. Lui aux fourneaux, elle en salle. « Quand les clients arrivaient, elle partait les trouver avec la liste des suggestions en disant qu’elle ‘allait chanter’. Elle leur vendait tout ce qu’elle voulait jusqu’à ce qu’il ne reste rien, avec tellement de plaisir et de joie que les gens m’en parlent encore aujourd’hui. Maman a induit chez nous la notion du spectacle. »

La cage aux fauves

Les feux de la rampe ne constituent cependant pas la voie choisie par le jeune Éric du moins au commencement, malgré un passage éclair sur une scène villageoise d’été pour incarner le Petit Prince à 12 ans. Rideau ! Élevé dans la gastronomie, il opte pour l’école hôtelière de Namur avant de faire ses gammes à Strasbourg puis dans des maisons aussi prestigieuses que Romeyer, Bruneau ou l’Oasis, autant d’étoilés aujourd’hui disparus.

Sauf que… Plutôt que de se vouer aux casseroles, il choisit les flacons. Initié précocement au monde du vin par un Liégeois au nez creux, il décroche à 24 ans les palmes du meilleur sommelier de Belgique – personne ne l’a obtenue plus jeune depuis. Cette année-là, en 1988, il a aussi été sacré meilleur maître d’hôtel quelques mois plus tôt. Vingt ans plus tard, il se classera encore finaliste du Championnat du Monde Sommelier Habanos à Cuba.

Pourquoi la route des vins ? Éric Boschman énumère trois raisons, la première d’ordre freudienne. « J’ai compris plus tard que je ne voulais pas m’opposer à mon père, un cuisinier créatif dont j’ai toujours respecté le talent, lui qui faisait déjà la part belle aux produits locaux et aux assiettes fleuries dans les années 80, bien avant la mode. » La deuxième est plus boulimique : « L’œnologie est un monde sans fin, un univers infini, je peux goûter tous les jours des vins que je ne connais pas, c’est énorme », salive-t-il en toisant le bar de sa cuisine où trônent une cinquantaine de nectars. À peine entamés.

Il lui arrive régulièrement de poser côté rue, sur le bord de sa fenêtre, ces bouteilles presque pleines et d’en avertir le comité de quartier pour permettre aux voisins de venir se servir. Là réside sa troisième motivation et sans doute une quatrième, implicite. Trois : « Je pense avoir voulu prouver qu’on peut vivre avec ça à portée de main sans en abuser, sans devenir alcoolique, que je pouvais rentrer dans la cage aux fauves et en ressortir indemne. Je bois extrêmement peu, je n’ai été pété qu’une fois à 19 ans et ça m’a vacciné. L’alcool est un vrai danger mais jusqu’à mon dernier souffle, je serai partisan de l’apprentissage plutôt que de l’interdiction. » Voilà donc le quarto : « Ce qui m’intéresse, c’est la connaissance. Je goûte, donc je partage. »

@PhilippeBerkenbaum

De la cène à la scène

Pas avec ses seuls voisins, bien sûr. Homme de médias, Éric Boschman multiplie les chroniques bien tempérées à la télé (RTBF), à la radio (Bel RTL), dans les journaux et magazines (DH, Moustique, Femmes d’Aujourd’hui, etc.). Il vient aussi de publier son 17e bouquin, tous consacrés à la gastronomie liquide, solide et au terroir. Les derniers opus s’intitulent 50 nuances de gras et De la terre à l’assiette. Il planche aujourd’hui laborieusement sur le 18e, dans un genre plus autobiographique puisqu’il pourrait s’intituler « Maman est morte, on n’y peut rien ».

Tout ça ne représente qu’une part infime de l’activité de ce touche-à-tout jamais rassasié de projets originaux. Après avoir claqué la porte de l’Oasis plutôt que d’égorger un énième client obtus, il vit deux années formidables aux côtés des Schwennicke (sacs Delvaux) dans leur restaurant la Manufacture, où il a carte blanche pour développer la cave. Son arrivée à Uccle date de 1992, quand il crée le Pain et le Vin avec Alain Coumont (Pain Quotidien). Il ne quittera plus sa commune d’adoption (lire l’encadré).

Une étoile Michelin plus tard, il décroche suite à un accident de voiture qui le cloue au lit pendant 4 mois – le temps de co-écrire son premier livre,  La novice et le sommelier. Il lance une société de consultance, team building et autres événements culinaires, puis une autre qui s’installe avenue Brugmann, dans le bâtiment aujourd’hui occupé par le restaurant gastro du même nom, une troisième enfin qui chapeaute ses activités actuelles. Cours de cuisine et d’œnologie, chroniques, consultance… et la dernière en date, devenue la principale : la scène. Avec un grand « s ».

Ni Dieu, ni maître

« Tout est parti il y a 10 ans d’une conférence sur les vins du monde que j’étais invité à donner à un parterre de politiques locaux. J’arrive en retard, speedé, la causerie part en cacahuète, les gens rient, j’en rajoute… Jusqu’à ce que deux types se présentent comme producteurs et proposent de faire tourner mon spectacle. Qui n’en était pas un ! » La graine était plantée, elle a germé pour devenir ce wine-man-show baptisé Ni Dieu, ni maître, mais du rouge qui reste une vaste improvisation jamais deux fois pareille.

Invité à Avignon en 2015 (il y retourne l’année prochaine), Éric Boschman est parvenu à remplir le Cirque Royal – « 1600 personnes à qui 55 serveurs servaient du vin à déguster » – en plein covid. Un challenge dont il a versé les bénéfices à des associations (dont l’Happycurien ucclois, www.happycurien.be). Deux variantes ont mijoté depuis : L’âge de bière et Ça va saigner ! , l’une dédiée à devinez quoi, l’autre à la malbouffe. Humour mordant, cynique, qui bouscule sans vulgarité, dans la lignée d’un Gaspard Proust ou d’un Jeremy Ferrari. « On peut être grinçant si c’est étayé », revendique-t-il.

Les trois « conférences déjantées » tournent à raison d’une cinquantaine de représentations par an. « L’énergie que me procurent les spectateurs est une drogue dure, je suis en manque quand je ne joue pas », avoue celui qui n’hésite pas à se produire dans son jardin quand il n’est pas invité ailleurs. « Grâce à ma mère, j’ai compris qu’au fond, ce n’est pas différent du restaurant où l’on vient aussi au spectacle. Le cuisinier est un artisan, au sens noble du mot, mais l’artiste est en salle, son public change à chaque représentation. »

La boucle est bouclée ? Pas tout à fait. Il y a peu, la Belge Sophie Le Clercq a invité Éric Boschman à assembler un vin en son domaine des Davids, dans le Lubéron. Avant de l’embarquer pour développer un vignoble (et un verger pour produire du cidre) en Belgique. Le hasard a voulu qu’ils trouvent un domaine de 18 ha à Sivry, à un jet de cep du Grandrieu des Boschman. « Là où ça devient dingue, c’est qu’on négocie aujourd’hui l’achat d’une deuxième ferme dont les terrains bordent la maison familiale. » La ferme Sainte Aldegonde appartient à la fabrique d’église. « Ni Dieu ni maître, mais du rouge », disait celui qui n’a foi qu’en la vie. Pourvu qu’elle soit pleine.

Racines uccloises

Éric Boschman a l’âme villageoise et c’est l’ambiance qu’il retrouve dans son quartier d’adoption, celui du Parvis Saint-Pierre. « J’adore son côté vivant, trépidant, j’y ai mes habitudes, du coiffeur au bout de la rue à la boutique de lingerie dont les vendeuses sont comme des copines, en passant par les commerces où j’achète mes fringues. Il y a ici un vrai brassage social, culturel et générationnel. Je crains la future piétonnisation du quartier car ce sont aussi les gens de passage qui font vivre cette mixité, certains risquent de s’en détourner. » Bon sang ne sachant mentir, notre saltimbanque s’est aussi associé au vignoble local, dont les 40 premiers pieds de vigne viennent d’être inaugurés sur une parcelle du petit parc Princesse Paola, près de la rue de Stalle. Comme eux, il a bien pris racine.