L’histoire de l’immeuble situé au coin du Dieweg (n° 92) et de la rue du Repos reflète bien la vitalité du petit quartier commercial qui s’est développé autour du premier cimetière communal d’Uccle.

Avant l’aménagement de la nécropole, qui reçut sa première inhumation en 1867, les hauteurs du Dieweg n’étaient couvertes que de champs ou de verdure. C’est seulement dans le dernier tiers du XIXe siècle que le vieux “chemin du peuple” se borde de constructions: immeubles à vocation commerciale ou artisanale ici, villas – souvent prestigieuses – vers l’Observatoire ou en direction de la gare de Calevoet. Le carrefour Dieweg/Repos, situé à proximité de la première entrée du cimetière, prend progressivement de l’importance: une première construction, au n° 90, avant 1877, une deuxième, en face (au n° 93), avant 1891, enfin, celle qui nous intéresse (n° 92) dans le tournant du siècle (entre 1891 et 1914). Le quatrième coin est occupé par la clôture du cimetière. Les trois bâtiments de coin présentent une certaine unité, caractérisée par leur influence néoclassique et surtout par un traitement d’angle en pan coupé, appelé aussi “travée biaise”. C’est une solution courante à l’époque, visant à souligner l’importance des carrefours dans les villes; on peut la qualifier d’heureuse, d’autant plus qu’elle s’applique à des bâtiments plutôt modestes, surtout les n° 90 et 93. Leur voisine du 92 s’en distingue par une ornementation plus élaborée, d’inspiration néoclassique également, avec ses travées soulignées par des pilastres à refends, ses frises, l’une à mi-hauteur, l’autre sous la corniche, et ses jeux de cartouches dont la plus grande surmonte l’entrée principale centrale, à l’angle de l’édifice.

Pas de morte saison pour le commerce

Comme on peut s’en douter, l’affectation du n° 92 a été liée à la proximité du cimetière. Avant 1921, la famille Duhoux-Borri y avait une entreprise de construction de monuments funéraires. En 1924, elle développe ses activités en y exploitant aussi un café; dans le même mouvement, elle y installe le téléphone, encore rare à l’époque. La photographie ci-contre remonte à cette période. Elle peut être datée de 1927, grâce à l’oblitération postale qui figure au verso de la carte. Ce serait aussi l’année de l’édition de la série de vues à laquelle elle appartient. On y voit d’agréables terrasses, partiellement ombragées, le long des deux façades de l’établissement. Les trottoirs étant plus larges qu’actuellement, et les voitures moins nombreuses (pour ne pas dire absentes), l’installation a tout pour être confortable. Le café devait attirer du monde, à commencer par les personnes qui se rendaient au cimetière, situé juste en face. A l’époque, on y inhumait encore. Longtemps après la désaffectation (officielle en 1945, définitive en 1958) de la nécropole, une grande effervescence y régnait encore à la période de la Toussaint. Le café se maintiendra encore une bonne vingtaine d’années, toujours sous la direction de la famille Duhoux-Borri qui n’abandonne pas non plus son entreprise de construction.

« Chez Prosper, tout est cher! »

C’est en 1948 qu’une nouvelle activité apparaît dans les lieux. Sans doute en rapport avec la diminution des inhumations au cimetière du Dieweg, le café ferme ses portes et fait place à une “boucherie-charcuterie”. Celle-ci est tenue par G. Cleynen, mais, sous le même numéro, les Duhoux-Borri gardent encore leurs “entreprises générales de caveaux et tombes”. Et ce jusque peu avant l’année 1958, date à partir de laquelle la boucherie seule est mentionnée. Un peu plus tard, au début des années 1960, Prosper Vermeersch prend le relais de Cleynen. J’y allais enfant quand j’étais chargé d’acheter du jambon ou du filet américain. Je me souviens de l’aménagement traditionnel d’une boucherie, et d’un petit monsieur (chauve?) consciencieux, revêtu comme il se devait d’un large tablier blanc. Je me rappelle aussi la réflexion d’une cliente, l’épouse du docteur Lits bien connu dans le quartier, proclamant: “Chez Prosper, tout est cher!”. Cette appréciation, sans doute excessive, n’empêcha pas notre détaillant de poursuivre son commerce. La fermeture du magasin, quelques années plus tard, ne doit pas trouver sa cause dans une perte de clientèle, mais s’explique par un changement de situation: la démolition du bâtiment qui l’abrite et son remplacement par un immeuble à appartements, achevé en 1971.

La librairie fêtera bientôt un demi-siècle

Le nouvel immeuble, conçu par l’architecte A. Grimmiaux, dépasse nettement en hauteur et en largeur (côté Dieweg) l’ancienne bâtisse. Il est globalement conforme aux canons de de l’architecture moderne qui se sont généralisés dans les années cinquante. Malgré sa fonction résidentielle dominante, il comprend un espace commercial à l’angle de son rez-de-chaussée (comme précédemment), mais aussi dans la nouvelle aile qui s’étend sur le Dieweg. Après la construction, ce n’est plus une boucherie qui se réinstalle dans les locaux de coin; c’est désormais une librairie qui va animer les lieux. En 1969, Ange (dit Jean) Verdruye avait repris le vénérable “Tabacs et cigares, journaux”, situé rue du Repos 101, à deux pas du carrefour. Mais il décéda prématurément, en 1971, conduisant son épouse, Andrée, aidée de leurs deux enfants, Linda et Marianne, à reprendre l’exploitation du magasin. Après la construction de l’immeuble, son propriétaire proposa à la famille Verdruye de traverser la rue du Repos et d’installer la librairie dans le nouvel espace commercial faisant le coin. Celle-ci y trouva son avantage et accepta le bail. La mère et ses deux filles poursuivent alors leurs activités dans les nouveaux locaux pendant près de vingt ans. En 1989, elles cèdent l’exploitation à Guy De Potter et à son épouse qui tiennent la boutique jusqu’au début de notre siècle. Enfin, c’est le 2 février 2002 exactement que Mahmoud Davar reprend le flambeau qu’il tient toujours d’une main assurée. Dans quelques mois, il pourra fêter à la fois le cinquantenaire de la librairie au Dieweg et ses vingt années de présence.

Aujourd’hui 

Au long de la période évoquée ici, un centre commercial s’est forgé face au vieux cimetière. Au départ, il s’agissait d’activités liées à celui-ci: construction de sépultures (qui étaient souvent de véritables architectures), vente de fleurs et décoration des tombes, débit de boissons… Malgré la désaffectation – mais aussi la désaffection – progressive du champ de repos, les magasins se sont maintenus mais se sont transformés. Ils deviennent des commerces de proximité, alimentaires ou autres. Aujourd’hui ce tronçon du Dieweg est toujours un petit centre commercial très actif, ce qui est devenu rare dans une zone résidentielle, si l’on excepte des grands pôles de commerce que sont le Centre, le Globe, VDK, la Bascule ou le Fort Jaco. Notre librairie témoigne de cette même “résilience”. Alors que les plupart des magasins de journaux ont disparu des quartiers, à Uccle ou ailleurs, la Librairie du Dieweg trône toujours face au vieux cimetière. Ici aussi le métier a changé, pour toutes sortes de raisons, à commencer par l’effondrement des ventes de quotidiens et autres périodiques. Et il faut toute la ténacité de son exploitant pour attirer une clientèle toujours volatile, en variant ses offres comme en renforçant l’aspect culturel de son activité (choix des ouvrages et publications, séances de dédicace…).  Patrick Ameeuw

La photo ancienne (et d’autres) a été publiée par Yves Barette dans Flâneries dans Uccle d’hier à aujourd’hui, vol. 2, 2014