Danseuse! Le mot est jeté. Fondamentalement, c’est une erreur de considérer Annie Cordy d’abord comme une chanteuse. Toutes ces qualités qu’on a énumérées ces dernières semaines – la discipline de vie, la rigueur dans le travail, le perfectionnisme – lui viennent de ses cours de danse, jadis à Laeken.

Professionnellement, en 1949, meneuse de revue au Bœuf sur le Toit, Porte de Namur, à Bruxelles, elle faisait surtout la chanteuse fantaisiste. En 1950, pour ses débuts parisiens, elle était davantage livrée à la toute-puissance d’un chorégraphe américain lorsqu’elle fut meneuse de revue du Lido. Mais ce n’est pas là qu’elle s’est forgé son caractère.

Annie la pile électrique

Je crois que si j’ai été capable de faire du théâtre, c’est parce que j’avais appris la danse. S’exprimer corporellement, adopter une manière de marcher…

Annie était – cela n’étonnera personne – une boule de nerfs

Annie était – cela n’étonnera personne – une boule de nerfs. Déjà dans son enfance. Ce qui lui posait des problèmes à l’école. C’est pour canaliser un trop-plein d’énergie que sa maman l’a inscrite à un cours de danse. Plus tard, même quand elle a fait du théâtre, à l’époque de “Madame Sans-Gêne” où elle était prodigieuse, elle répétait: “Je crois que si j’ai été capable de faire du théâtre, c’est parce que j’avais appris la danse. S’exprimer corporellement, adopter une manière de marcher…”

Pour comprendre la vraie Annie Cordy et comment elle est devenue une reine des années cinquante, allez retrouver sur Internet ses interprétations de “Docteur Miracle” (1958) ou de “Le dimanche matin”, ce lever matinal qu’elle a improvisé pour le film “Le chanteur de Mexico” (1956): elle est là au sommet de son art. Chanter, danser, jouer… Elle adorait les combiner et le plus beau souvenir de sa vie professionnelle est resté la comédie musicale “Hello Dolly” (1972) qui n’a pas été filmée (c’était un regret pour Annie). À 85 ans, elle disait: “On me met le contrat sur la table et je signe pour la refaire!”

Elle rit et puis elle m’engueule

Dans la vie, elle était une vraie rigolote. Pour le livre que je lui ai consacré, elle m’a offert huit séances de travail de quatre heures dans son appartement parisien et une autre dans sa villa de Cannes. J’en garde le souvenir d’énormes éclats de rire. Elle avait ce qu’on pourrait appeler l’humour “engueulant”.

La première fois, c’est un peu déconcertant: elle était une personne tellement bien élevée. Mais on comprenait très vite que si elle se permettait ça, c’est qu’elle vous avait accepté dans le cercle de ses proches. En quelque sorte, c’était un privilège d’être “engueulé” par Annie Cordy.

Exemple! Dans le premier jet sur lequel nous étions occupés à travailler, j’avais repris in extenso une phrase qu’elle avait prononcée en télévision, pour expliquer comment le réalisateur René Clément avait fait appel à elle, pour un rôle de contre-emploi dans “Le passager de la pluie”, avec Charles Bronson: “J’ai cru que ce mec se fichait de moi!” Colère d’Annie: “Je n’ai jamais dit “ce mec”! Ce n’est pas dans mon vocabulaire.

Eddy Przybylski

Eddy est l’auteur de « Annie Cordy Que la vie est belle » – Editions La boîte à pandore

Moi: “Alain Delon a 70 ans et il est encore très bien; mais il faut admettre qu’il était plus beau à 40 ans.” L’engueulade continue: “Il faut être un homme pour sortir des phrases pareilles! Tu es comme tous les hommes et d’ailleurs, je vais téléphoner à ta femme pour lui dire: « Madame, comment avez-vous pu épouser un mec pareil? » Moi: « Tu vois que tu dis « mec »! » « Oui, mais toi, tu le mérites, tu n’es qu’un mec! » Elle ajoute: « Tu es comme Bruno ! »

Mes parents m’ont bien élevée.” Un peu plus tard, on évoque une actrice italienne avec qui elle avait tourné. J’avais écrit: “Virna Lisi, 34 ans! Au faîte de sa beauté!” Recolère: “Qu’est-ce que c’est que ça? L’âge n’a rien à voir. Une femme de 70 ans peut être au faîte de sa beauté.” Moi: “Alain Delon a 70 ans et il est encore très bien; mais il faut admettre qu’il était plus beau à 40 ans.” L’engueulade continue: “Il faut être un homme pour sortir des phrases pareilles! Tu es comme tous les hommes et d’ailleurs, je vais téléphoner à ta femme pour lui dire: « Madame, comment avez-vous pu épouser un mec pareil? » Moi: « Tu vois que tu dis « mec »! » « Oui, mais toi, tu le mérites, tu n’es qu’un mec! » Elle ajoute: « Tu es comme Bruno ! »

Ça, dans sa bouche, c’était le plus beau des compliments. Parce que son Bruno, son mari, elle l’a tellement adoré…

Chanter, un acte de joie

Pour son public, Annie incarnait la joie de vivre et le bonheur. Sa filleule, Mimi Lebon, soulignait pourtant que tout n’avait pas été rose dans sa vie: « Elle est arrivée à Paris à 22 ans. Elle a rencontré Bruno, son mari, qui avait dix-sept ans de plus qu’elle. Les copains de Bruno étaient de sa génération. Les copains d’Annie? Les compagnons d’un métier qui n’était pas, dans les années cinquante, l’affaire des jeunes. Elle a toujours vécu entourée de gens plus âgés qui sont partis un à un. » Si vous parliez à Annie de son pire souvenir: « L’année 1970! »  En deux mois, le 14 juillet, et le 23 septembre, elle avait perdu ses plus grands amis: Luis Mariano et Bourvil. Les deux fois, elle se trouvait en tournée. Comment fait une chanteuse pour affronter de telles séries noires? « On continue! Il faut bien continuer! D’ailleurs serait-il possible de s’arrêter un peu? Il y a des contrats qui sont signés, des musiciens qui dépendent de vous, un public qui vous attend. Vous allez leur dire, sous prétexte que vous avez un problème, que vous ne venez pas? Bien sûr, chanter est un acte de joie et ce n’est pas facile dans des conditions pareilles. Alors, tu fais abstraction de tout et tu te dis: « Maintenant, il faut y aller! » Alors, c’est: « Bonsoir, Mesdames et Messieurs. Vous êtes là, je suis là; c’est la joie. On va faire la fête ensemble. Et voilà… » Et voilà. Aujourd’hui, la fête n’a plus le même goût.